"Cette femme se mutile comme on se lave les dents. La vraie violence de la scène, son scandale si on veut, c'est que ce soit avec la même main, qu'elle se charcute, se recoiffe, vérifie la tenue de son maquillage, et range la lame de rasoir dans son sac à main. On peut donc, sans transition et à égalité d'intensité, se laver comme il faut, se faire benoîtement du mal et répondre gentiment à sa maman.
Ce qui intéresse Haneke, et nous secoue, ce n'est pas tant la fameuse banalité du mal que son caractère intestin, voir ménager. Il aurait pu tout aussi bien filmer une femme au foyer qui, entre la vaisselle, la serpillière et le goûter des enfants, entreprendrait d'avaler une poignée de verre pilé. Comme si de rien n'était.
On sait bien d'expérience que la vraie folie (pour le meilleur et pour le pire) n'est pas celle qui se voit. De même pour le fascisme qui, toujours pour le pire, n'est pas tant celui qui éructe et vocifère (le fascisme, c'est les autres) que celui qui rampe, s'insinue, fait son modeste (de quel fascisme sommes-nous capables, ici et maintenant?). Car on ne peut éluder que, même si par le fait d'un étrange «comme si de rien était» tout le monde dans ce film autrichien parle français,
la Pianiste se passe bel et bien à Vienne où la bête immonde allaite depuis quelque temps de nouveaux monstres.
De fait,
la Pianiste, inspiré du roman d'Elfriede Jelinek, se déroule dans un beau monde archiviennois, c'est-à-dire gavé de hautes cultures. Cette pianiste s'appelle Erika Kohut (Isabelle Huppert, mine de rien, c'est-à-dire au firmament de la subtilité). Elle est professeur de piano au Conservatoire, hésite entre sa passion pour Brahms et son amour de Schubert, est capable d'en bien disserter dans les meilleurs salons, Adorno à l'appui. Mais, tout aussi définitivement «comme de si de rien était», Erika peut s'enfermer dans une cabine vidéo de sex-shop pour s'y défoncer au fumet de quelques Kleenex usagés, tirer les cheveux à sa tyrannique maman (la Girardot, exceptionnelle, et même plus) qui le lui rend avec force paires de claques, ou bien encore, profitant d'un concours pour sa master class, enrôler un beau et jeune virtuose (Benoît Magimel, bon acteur dans le rôle du mauvais rôle) dans une tentative de pacte sado-maso où elle a programmé par écrit (une longue lettre en forme d'ordre de mission) de se faire copieusement casser par cet amant élu. C'est son désir, pas si exorbitant que ça (on a en a vu d'autres), mais qui souhaite en même temps, et tout aussi ardemment, sa répression.
Comment peut-on vouloir son esclavage, voire sa torture, au nom de sa libération? Comment peut-on dominer en étant soumis? C'est en enquêtant sur cette énigme amoureuse que
la Pianiste s'évade des commentaires rassurants qu'on pourrait en faire. Malaise dans la civilisation? Ça va de soi. Capitalisme et barbarie? Ça crève les yeux. Abîmes de la sexualité et refoulements ? Ça troue le cul. Mais ce n'est pas parce que toutes ces choses sont vraies qu'il faut absolument les dire et, en l'occurrence, les filmer. Haneke, homme de distinctions, considère toutes ces vérités comme des a priori de son film, une base de données au départ et surtout pas à l'arrivée.
Car, au dénouement de
la Pianiste, une ultime fois «comme si de rien était», il est fort probable, en effet, que rien n'a été. Si ce tour de cinéma (exposer/escamoter) qui n'est pas loin de la prestidigitation d'un Bergman (
Cris et chuchotements), inquiète avec profit (on ne va pas au cinéma pour être rassuré), c'est qu'il enfonce délicatement sa lame dans la pénombre de nos intrigues domestiques. Combien de fois (par jour?) serre-t-on la main d'un homme, d'une femme qui, comme la Pianiste, vient de...? Mais de quoi au juste? Se recoiffer? .
"