31 MAI 2018

Interview de Bentley Dean et Martin Butler - Tanna

"Les habitants de Yakel, sur l’île de Tanna, chassent toujours avec un arc et des flèches. Ils confectionnent leurs vêtements et leurs habitations uniquement à partir des matériaux trouvés dans la jungle environnante. Leur journée commence au lever du soleil et s’achève avec la cérémonie du kava au coucher du soleil. C’est un mode de vie qui a pratiquement disparu aujourd’hui, mais le peuple reste fier de sa culture, la « Kastom », et souhaite la faire connaître au reste du monde", expliquent les deux réalisateurs de Tanna, qui ont conçu leur film entièrement avec eux et pour eux.

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"Pendant sept mois, nous avons vécu ensemble, partagé nourriture, histoires, cérémonies, rires et peines, toutes les aventures du quotidien. Les enfants de Bentley ont joué avec ceux de Yakel, apprenant leur langue et leur mode de vie. Un jour, les hommes ont interprété un chant très émouvant parlant de deux amants qui ont osé défier les lois ancestrales des mariages arrangés, il y a une vingtaine d’années. L’histoire de ces deux amants a remis en question la Kastom sur l’île.

Tanna est une traduction cinématographique de ce chant, qui est au cœur d’une histoire universelle sur le pouvoir de l’amour. Travailler si étroitement avec les habitants de Yakel a été l’une des expériences les plus enrichissantes de notre vie. Ensemble, nous avons ouvert la porte d’un monde en train de disparaître, et pourtant bien vivant et plein d’espoir."

 

 

Comment vous est venue l’idée d’un tel film, et comment a-t-il pu être produit ?

Bentley : En 2004, je me trouvais au sommet du volcan actif de Tanna pour réaliser un reportage TV. Je discutais avec un chef de la tribu. Soudain, le volcan crache un mélange de lave et de cendres dans une éruption impressionnante. Sans doute en réponse à mes yeux ébahis, le Chef me rassure : « Tanna est une île très spéciale. » Il a raison. A peine 50 kilomètres sur 20, elle est faite de forêts tropi- cales denses, de plages de sable blanc et noir, et de plaines de cendre austères. Mais elle abrite également l’un des éventails de systèmes de croyances les plus variés et uniques. Parmi toutes les îles du Paci- fique, Tanna est sans doute celle qui suit de plus près la tradition de la Kastom. J’ai pensé qu’il serait intéressant de rester sur l’île un peu plus pour en apprendre davantage, et pouvoir faire un film un jour.

Martin : Mi-2013, nous venions d’achever une série sur l’histoire des Aborigènes en Australie et nous étions entre plusieurs projets. Bent- ley m’a parlé de son envie de réaliser un long métrage sur Tanna. Etant donné qu’aucun d’entre nous n’avait réalisé de drame jusqu’à présent et que nous n’avions pas d’argent, c’était un projet ambitieux, voire téméraire. Mais nous avions deux avantages : nos équipements nous appartiennent et nous permettaient de filmer plusieurs mois sans trop de frais, et nous avions également développé une façon efficace de filmer avec les tribus traditionnelles, basée sur le respect, la patience et les rapports personnels.

 

Comment avez-vous présenté le projet aux habitants ?

Martin : Nous sommes allés à Tanna pour prendre la température. Le directeur du centre culturel, Jacob Kapere, a proposé de visiter le village de Yakel pour discuter du projet. Nous avons été chaleu- reusement accueillis par les hommes, tous habillés de nambas (étuis péniens), qui nous ont invités à boire du kava. Le lendemain, nous leur avons montré 10 Canoés, 150 lances et 3 épouses de Rolf de Heer afin qu’ils voient quel type de film nous souhaitions faire : un long métrage basé sur leur histoire, et qui les sollicitent comme acteurs et scénaristes. Ils n’avaient jamais vu de film avant cela, mais leur première question a été : peut-on commencer demain ?

Bentley : Durant ces premiers jours sur Tanna, nous avons assisté à un grand rassemblement qui avait lieu avec toutes les tribus des environs. Il était question d’un jeune couple amoureux, mais la jeune femme avait été promise à une autre tribu dans le cadre d’un mariage arrangé. Nous étions fascinés. Les discussions ont été passionnées, mais à la fin, il a été décidé que les deux tribus devraient échanger du kava et des cochons et que le couple pouvait rester ensemble et se marier, tant que la tribu proposait une autre jeune femme pour le mariage. On nous a expliqué que ces disputes n’étaient pas résolues aussi rapidement par le passé. Amants maudits, querelles tribales, remise en cause des traditions : de puissant thèmes dramaturgiques ont alors émergé.

 

Comment s’est passé le casting ?

Bentley : Concernant le casting, la fiction a rejoint la plupart du temps la réalité : Le Chef de Yakel incarne le Chef de Yakel, Chef Charlie. Le chamane est joué par le chamane du village. Tout le monde s’est mis d’accord sur le fait que Mungau devait incarner Dain, le rôle principal, parce qu’il était le plus beau. Il était terrifié de devoir jouer des marques physiques d’affection envers une femme en public, une chose vraiment taboue pour eux. Nous l’avons convaincu collectivement et à la fin du tournage, il était très à l’aise avec le fait d’être allongé sur la plage et de se faire pincer les tétons par la superbe Marie Wawa.

Marie, qui incarne Wawa, est extraordinaire mais nous avons mis un certain temps pour la trouver. Toutes les filles que nous avons auditionnées osaient à peine regarder Mungau dans les yeux, un comportement à des années-lumière de l’adolescente fougueuse que nous cherchions. Mais lorsque Martin a vu Marie, il a tout de suite su que c’était elle. Elle était éblouissante, avec un rire contagieux et une vraie profondeur émotionnelle dans les yeux.

Martin : Nous avons choisi la tribu de paix et la tribu témoin parmi les tribus voisines, en fonction des rôles qu’elles occupent tradition- nellement. De façon assez étonnante, les hommes voulaient que la tribu ennemie, les Imedin, soit incarnée par la tribu avec laquelle Yakel est réellement en conflit pour des questions de territoire. Ils voyaient là un fort potentiel : comme les tribus fictives du film se ré- concilient à la fin, cela entrainerait leur réconciliation dans la réalité. Lingai a traversé la vallée pour leur demander, mais ça ne s’est pas bien passé. Le chef a refusé et insulté Lingai et ce dernier s’est battu. Le film a failli s’interrompre avant même d’avoir commencé, mais les deux tribus ont finalement résolu la situation. Ils ont ensuite décidé qu’il serait plus judicieux de choisir le Chef Suprême Mikum et son peuple pour incarner les Imedin. Avec son surnom de Tangalua (Le Serpent), on ne pouvait pas faire plus menaçant.

 

Comment avez-vous travaillé avec le peuple de Yakel pour obtenir ces très belles performances d’acteur ?

Bentley : Tanna n’a pas été un tournage classique. Aucun des acteurs n’était lettré ni n’avait d’expérience de jeu. Nous avons développé l’histoire et les dialogues lors d’ateliers et de sessions d’improvisation.

A chaque fois, avant de filmer une scène, nous demandions à toutes les personnes présentes ce qu’il se passerait dans la vraie vie. Par exemple, pour la cérémonie d’enterrement du bâton : ils nous dési- gnaient les directions par lesquelles les tribus arrivent, l’endroit où elles s’assoient, ils nous expliquaient l’ordre dans lequel chaque chef parle, à quel moment ils sacrifient les cochons et échangent du kava, ce que les hommes disent et ce que les femmes murmurent derrière. Nous formions ainsi les lignes narratives principales, mais nous lais- sions à chaque fois de la place pour l’improvisation dans laquelle chacun excellait. Nous avions tous discuté de l’histoire pendant plu- sieurs mois, aussi chacun était familier avec les axes émotionnels de chaque scène et venait librement sur le plateau en tant que personnage, comme si la scène se passait dans la vraie vie.

Martin : Nous avons commencé les répétitions filmées en mars 2014 pour habituer les acteurs à travailler avec les caméras. De manière assez surprenante, cette première répétition figure dans la version finale du film. : il s’agit de la scène dans laquelle le Chef Charlie apprend au peuple de Yakel le chant de la paix. Bentley se rappelle avoir eu la chair de poule en filmant cet ensemble de performances tout en nuances. Après ça, nous avons décidé qu’il n’y aurait plus de répétitions, nous allions filmer pour de bon ! L’atmosphère pendant le tournage était détendue. Nous nous taquinions et nous riions beaucoup. Pour nous, cette façon de tourner intimiste et intégrée à la vie du peuple était la seule façon de pouvoir réaliser ce film.

 

Comment vous êtes-vous partagé le travail dans la production ?

Bentley et Martin : Nous travaillons ensemble depuis plus de sept ans, toujours en coréalisation, avec Bentley à la caméra et Martin au son. Nous coproduisons tous nos projets et ne travaillons que sur un seul à la fois. Nous connaissons si bien les idées et l’esthétique de l’autre que la plupart du temps nous ne nous parlons pas pendant que nous filmons. Nous savons simplement ce qui semble bien et juste. Nous écrivons également ensemble, nous nous envoyons et nous renvoyons le scénario pour relire et retravailler la partie de l’autre. Nous débattons passionnément sur un sujet, nous laissons passer une nuit, et le lendemain nous argumentons sur l’idée inverse avec autant de passion. C’est un processus très stimulant.

 

Quels sont les moments les plus marquants du tournage ?

Martin : Mon tout premier après-midi à Yakel a été mémorable. C’était l’heure du kava. A Yakel, le kava est préparé de manièr traditionnelle. Les hommes non-initiés nettoient les racines et les mâchent pendant cinq à dix minutes jusqu’à ce que ce soit une bouil- lie d’un brun doux. Ils la crachent sur une grande feuille et elle est mélangée avec de l’eau et passée à travers une feuille de cocotier avant d’être servie dans une noix de coco. On obtient ainsi un liquide gris-brun trouble qui a le goût et l’odeur de la terre. Ça a été ma première expérience du kava traditionnel et j’étais fasciné. Le kava au Vanuatu, et à Tanna en particulier, est beaucoup plus fort que sur toutes les autres îles du Pacifique.

Au début ça engourdit la bouche et les lèvres, puis, dans les dix minutes qui suivent, un vent d’allégresse atteint le cerveau et, tandis que la lumière du crépuscule glisse vers la nuit, on est soudain pris d’une très forte empathie pour la nature et les personnes qui nous entourent. Après la consommation de kava, les discussions cessent et les effets soporifiques mènent à une méditation silencieuse. Je me suis assis autour du feu en com- pagnie d’Albi, qui incarne le chamane, et j’ai médité sur le projet. C’était une expérience enivrante que nous avons répétée presque tous les soirs durant notre séjour à Yakel.

Bentley : Chaque fois que nous avons filmé sur le volcan Yahul, la Mère Spirituelle, ça a été un moment formidable pour moi. Pas besoin d’effets spéciaux, chaque éruption était très réelle, parfois ef- frayante. Selin n’avait jamais vu Yahul avant de faire ce film. Ça a été un moment très spécial de capturer son admiration et sa compréhension naissante tandis qu’elle faisait la rencontre de Yahul et l’apprivoisait. J’ai eu ce sentiment pendant nos dizaines de visites. Yahul a de nombreuses humeurs. Pour moi il est impossible d’être en présence de Yahul sans prendre conscience du fait que notre planète est vivante.

 

Les habitants de Yakel ont-ils vu le film ?

Bentley : Nous leur avions promis qu’ils seraient les premiers au monde à découvrir Tanna. Mais quelques semaines avant la projection spéciale pour l’équipe du film, le cyclone Pam a dévasté le Vanuatu et Yakel n’a pas été épargné. Toutes les habitations, hor- mis une hutte traditionnelle spécialement construite pour résister aux cyclones, ont été détruites. Heureusement, personne n’a été tué. Malgré tout cela, ils ont insisté pour que nous fassions la projection comme prévu. Yakel était méconnaissable : arbres couchés, cultures détruites, mais ils avaient déjà reconstruit près d’un tiers des huttes, et ils avaient enterré suffisamment de provisions avant le cyclone pour pouvoir survivre quelques temps après. La joie était palpable tandis que nous installions l’écran que nous avions apporté : deux draps blancs cousus ensemble et fixés à un arbre. Des tribus de toute l’île sont venues pour assister à la projection.

Martin : C’était une expérience inoubliable. Aucun d’entre eux n’est jamais allé au cinéma. C’était le premier film qu’ils voyaient, un film dans leur langue, dont ils étaient les protagonistes, et qui racontait leur propre histoire ! Il y a eu des exclamations de joie et de rire, des claquements de langue lorsque les amoureux prennent la mauvaise décision, des ricanement d’adolescents pendant les scènes d’amour et les jeunes filles qui leur disaient de se taire. Le lendemain, après avoir discuté entre eux, les chefs nous ont donné ce qui pour nous est notre meilleure critique : « Nous savons que vous êtes venus ici avec votre équipement et un projet de film, mais nous voulons vous informer que nous considérons ce film comme le nôtre. » Ils ont dit que le film reflétait la réalité et aiderait à maintenir la Kastom vivante, et ils nous ont offert du poulet et des racines sacrées de kava.