28 FÉVRIER 2011

Comment comprendre un pays qui a quitté une rive et n’a point atteint l’autre ?

Récit d'un long voyage et d'une enquête sur l'une des réalités les plus inavouables du système communiste. Les auteurs de Goulag détaillent les deux parties de leur film en prolongeant la question : "Que signifie un lieu de détention au sein d'une société communiste ?" Explication-présentation des réalisateurs.

“Bornée d’abord à la vieille Europe, mon attention s’est tournée peu à peu vers le monde slave et la Russie plus particulièrement. Catholiques ou protestants, libéraux ou démocrates, il nous est malaisé de ne point laisser nos idées occidentales donner des couleurs fausses à nos peintures de cet Empire. Comment comprendre un pays qui, selon un de ces proverbes a quitté une rive et n’a point atteint l’autre? "

Ces lignes ont été écrites il y a plus d’un siècle, entre 1870 et 1880 par l’essayiste Français Anatole Leroy-Beaulieu, qui avait mis la Russie, sa démesure, son mystère, son énigme, au centre de ses réflexions. Elles nous ont servi de guide et de référence pour ce voyage autour du mot “Goulag”, un des plus polémiques peut-être de tous ceux que le siècle ait inventés. C’est ce “pays entre deux rives” que nous avons cherché, cherchant l’ombre portée de ce qui ne fut ni une prison, ni un lieu géographiquement définissable : mais la forme administrative d’une pensée. G pour glavnoïe, ou pour Oupravlenié, lag pour lagereï : Direction principale des camps. Un goulag fondé en 1930 et démantelé en 1960.

Le film s’est construit au fil d’un voyage, rythmé par l’immensité de la terre Russe, perpétuellement en quête d’une ouverture sur une mer qui le sauverait de cette immensité. Ce voyage fut une tentative pour échapper aux convictions toutes faites. Pour s’enfoncer dans une Russie différente, plus profonde, plus secrète – celle des silencieux qui n’ont écrit ni mémoires ni témoignages, le petit peuple des villages et des ateliers qui a constitué pendant près de 40 ans, la population majoritaire des camps et des régions entières que la Direction Centrale administrait.

Nous avons choisi de nous limiter aux grands camps du Nord, les plus extrêmes, les plus mythiques. De l'archipel des îles Solovki – au milieu de la Mer Blanche – jusqu’à la Kolyma – le Nord Est polaire qui, à 5000 kilomètres de là, touche à l’Alaska.

Deux temps ont marqué ce voyage qui fut aussi un voyage dans le temps : Le temps de l’Eau... Celui des crues, de la violence radicale, des langages, de la mouvance des institutions, de l’improvisation - (1920 - 1930). Qui est aussi celui de deux lieux : les îles des Solovki et le bassin de la Vichera (au Nord de Perm). Et puis le temps de la Pierre... Celui de la mise en exploitation, de la colonisation, du Goulag. Un temps à deux visages indissociables : économique (celui du fournisseur prioritaire de main d’oeuvre) et répressif (1930 - 1950) Qui est aussi celui de deux autres lieux : le bassin pétrolier et houiller d’Oukhta-Vorkouta (au delà du cercle polaire) et la Kolyma, à l’extrême Nord Est.

Les îles Solovki forment un archipel isolé dont Alexandre Soljenitsyne tirera plus tard le titre de son livre. En ces premières années, le "goulag" n'existe pas, il n'y a pas encore de direction centrale des camps. Le Slon, camp spécial des Solovki, est un véritable laboratoire traversé par toutes les questions sociales, économiques, idéologiques, qui agitent la Russie des années 20. Que signifie un lieu de détention au sein d'une société communiste ? Qui sont les "socialement proches" ? Qui sont les "socialement dangereux" ? Dans ce camp qui deviendra progressivement un lieu de redressement social, de travail "correctif" pour les "éléments pervertis", se retrouvent côte à côte avec les "droits communs", des paysans révoltés, des intellectuels, des matelots anarchistes, des opposants de gauche, des officiers blancs, des hiérarques orthodoxes, isolés dans les ermitages.

Dans la deuxième partie, pour raconter l'histoire du bassin d'Oukhta-Vorkouta entre 1930 et 1937, le récit suit celui d'un détenu, Michel Rozanov, qui fut pendant 10 ans comptable dans l'OukhtPetchLag, le premier complexe concentrationnaire du premier plan quinquennal. Une épopée industrielle où le mot production trouve son corollaire dans la "toufta", un système de fraude et de survie qui, du détenu au directeur de camp, va devenir un mode de pensée. Le camp ressemble alors à un immense chantier improvisé, sans miradors ni barbelés. Si l'on y meurt beaucoup, c'est surtout d'incurie et de froid.

Également au centre du récit, le gardien Novikov. Pendant des années, il a surveillé les travailleurs forcés. Aujourd'hui, il vit sur l'ancien emplacement du camp. Il sculpte dans du bouleau des petites statuettes de détenus avec leur brouette, de gardiens avec leurs fusils… Autour de lui, Oukhta est devenue une grande ville oublieuse. Dans le jardin public, on peut voir la statue qui fait de n'importe quelle ville sans histoire une ville russe : la statue de Pouchkine. Le sculpteur qui l'a faite était un détenu. Six mois après l'inauguration de la statue, il a été exécuté : c'était au cours de l'année 1937…

L'étape suivante nous mène dans la Kolyma, un continent qui se vit comme une île. Avec ses mines d'or et d'uranium, la Kolyma était devenue le plus vaste complexe concentrationnaire du goulag, l'archétype même du camp. Les récits de Varlam Chalamov, resté 17 ans à la Kolyma, constituent ici l'ossature du film. Face à lui, il y a Prokhor Pro khorovitch, le kolkhozien : prisonnier de guerre à 18 ans, dix ans de mines à Vorkouta et à la Kolyma, il vit seul en pleine taïga, dans les décombres de ce qui fut une bourgade. C'est sur fond de ruines de la Kolyma, décrétée non rentable il y a dix ans, que se développe le dernier thème du film : celui de l'effacement des frontières entre l'innocent et le coupable, entre l'homme libre et le détenu, entre kolkhoze et village spécial, goulag et non goulag...

Iossif Pasternak et Hélène Châtelain