28 FÉVRIER 2011

Chronique d'une acculturation

Jo et Doris, coréalisatrices de "Voyage en mémoires indiennes", racontent comment, en rencontrant Sally, elles ont pu donner corps et âme à leur projet d'aborder, dans un documentaire, les aspects noirs de la "question indienne". Une façon, aussi, d'interroger chacun sur sa propre indentité.

"L’histoire de ce film commence en 1992 alors que l’Amérique fêtait son cinq centième anniversaire. Pour l’occasion, nous avons fait le voyage du nord du Canada au sud des Etats-Unis Nous voulions faire une sorte d’état des lieux de l’Amérique Indienne après cinq siècles de colonisation. Sans idées préconçues, ni fil conducteur précis, simplement avec le désir d’être à l’écoute, nous avons recueilli des témoignages d’une réserve à l’autre. Une histoire revenait sans cesse au fur et à mesure des rencontres : tout au long de ce siècle, sous des prétextes différents, plusieurs générations d'enfants Indiens en bas âge ont été enlevées à leurs familles et communautés. La première personne à nous raconter cette histoire a été Sally Tisiga. Originaire d’une petite communauté du Yukon, Sally, enlevée à l'âge de quatre ans à sa mère, a grandi dans la société canadienne blanche. Cette année-là, elle revenait après vingt-huit ans d’absence à Lower Post, sa communauté d’origine, en quête de son identité. Là, elle nous a confié son histoire et nous l'avons filmée pour la première fois. Nous avons ainsi découvert les conséquences désastreuses d’une politique d’assimilation forcée pratiquée tout au long du siècle dont le premier objectif était de régler définitivement la “question indienne” et qui s’en prenait directement aux enfants. Au Canada, cette mesure destinée à priver les Indiens de leur identité a revêtu différentes formes, allant du système des pensionnats du début du siècle aux pratiques abusives de l'Aide à l'Enfance mises en place dans les années 60 et toujours en vigueur aujourd’hui. Actuellement le nombre d’enfants retirés à leur famille ne cesse d’augmenter. Cette méthode moderne de génocide a été employée sur d’autres continents. Témoigner de cette histoire est devenu une nécessité. L’amitié qui nous a tout de suite liées à Sally, sa colère, sa détermination, son courage nous ont poussées à l’associer dès le début à ce projet. Elle est notre guide pour ce voyage dans la mémoire au cours duquel en revisitant sa propre histoire, elle retrace celle des générations d’enfants enlevés à leurs communautés et à leur culture. Poursuivant nos investigations, nous avons travaillé avec Sally sur l’écriture du film. Très vite des extraits de son journal, qu’elle tient depuis toujours, en sont devenus la voix off. Son implication, sa motivation ne se sont jamais démenties au cours des dix ans que nous avons mis pour aboutir ce projet. La connaissance acquise sur ce sujet, la matière accumulée (témoignages, archives officielles et privées), l’intimité créée avec Sally, donne une dimension unique au film. Au fil des témoignages, alors que se reconstitue l'histoire de Sally et des siens, se met en place un questionnement universel sur l’identité."Extrait/Voix off de Sally : " La première fois que j’ai vu une réserve j’avais treize ans, je voyageais avec ma famille d’accueil. J’ai regardé à travers la vitre de la voiture comme l’enfant de quatre ans quittant sa maison. L’excitation a été submergée par la honte. Je me sentais humiliée que ce soit de là que je vienne. Je ne suis plus retournée dans une réserve avant d’avoir vingt huit ans. Et comme je marchais dans cette réserve, ma propre réserve, je sentais remonter les souvenirs, la langue indienne, les bouleaux, les cabines de bois, la fumée du feu, la crème de myrtilles… C’est ce jour-là que la honte est partie."